Le Brodyaga

Une fois sortie de la maison de Kade, je tirais sur les rênes de Mars, jusqu'à l'adresse indiquée du bar cité dans le panneau d'affichage d'Elsbère. Une enseigne affichait le nom "Brodyaga", en belles lettres calligraphiées et travaillées avec soin. En-dessous, un dessin présentait deux chopes de bière bien mousseuses, et de l'intérieur se faisaient entendre des rires et des paroles.

J'hésitais à entrer, mais il me fallait absolument un peu d'argent, et il ne tomberait pas du ciel comme ça. Et puis, barmaid, ça pouvait être sympa...
A travers les vitres, je voyais des visages qui me fixaient, et je me décidais enfin à entrer. Après tout...Après tout, qui ne tente rien n'a rien.

<< Bonjour, minaudais-je, intimidée, après avoir refermée la lourde porte derrière moi. >>

L'éclairage était tamisé, et une musique produite par une cornemuse sortait des enceintes recouvertes de poussière. Néanmoins, c'était bondé, et pas mal de chasseur s'esclaffaient d'un rire gras, le visage rouge et bouffi. Je remarquais une serveuse rousse déambuler, quelque peu surchargée, des plateaux dans les mains.

<< Je peux faire quelque chose pour vous? Me demanda gentiment cette-dernière.
-Heu...bredouillais-je, déconcertée. C'est... >>

Je minaudais un petit sourire, légèrement intimidée.

<< Bon, j'te laisse, maugréa la rouquine. On m'appelle! >>

Elle partit d'un coup de vent vers les cuisines, suivant les ordres aboyés par une vieille femme aigrie.

<< Bon...soupirais-je. >>

Néanmoins, j'étais déterminée. J'avais réellement besoin de ce job. Je me dirigeais d'un pas déterminé vers le comptoir, où un jeune homme servait d'alléchants cafés dans des tasses de porcelaine.

<< Bonjour, me salua-t-il d'un regard séduisant. >>

Il avait des cheveux blonds coiffés en brosse et des doigts de femme.

<< Que puis-je faire pour vous? Me demanda-t-il. Cappuccino? Je sers les meilleurs du monde.
-En fait...j'ai lu l'annonce, pour...à la recherche d'une barmaid, et, comme il me faut absolument un boulot, je...je venais tenter ma chance. >>

J'esquissais vainement un sourire.

<< On ne recrute pas les ados en manque d'argent de poche qui voudraient se faire du pognon pour se bourrer la gueule une fois partis, précisa-t-il sérieusement.
-Et moi je ne vois pas pourquoi je parle à un stagiaire, m'échauffais-je. Où est le responsable?
-Tu l'as devant toi, petite. >>

Génial...Le chef était justement celui avec qui j'étais en train de me disputer. La suite des évènements s'annonçait bien...

<< Je propose ma candidature, fis-je en soutenant son regard effrontément.
-Très bien, tu as une semaine pour faire tes preuves, me lança-t-il. >>

Mon regard surpris et étonné du être comique, car il s'esclaffa en partant rejoindre un autre client au crâne dégarni.

<< Tu commence demain aprem'! Cria-t-il à l'autre bout de la salle. >>

Je souris en sortant. J'avais hâte de tout raconter à mes amies.

<< Bon...je dois te lâcher, maugréa Ahàron à mon oreille, desserrant son étreinte sur ma taille. >>

Je ruminais, le souffle court.

<< On se revoit ce soir...souris-je.
-Tu vas me manquer, Lup Mic.
-Toi aussi. >>

Il m'embrassa férocement, longuement, puis repartit avec Abs', me laissant devant le Brodyaga. Je soupirais de bonheur. De toute ma vie, je n'avais jamais été aussi heureuse.
D'un pas joyeux, j'entrais dans le bar, où une cacophonie explosa dans ma tête. C'était bondé, et particulièrement animé. Je me dirigeais vers le comptoir, où le jeune patron auquel je m'étais frotté hier me jaugeais en essuyant un verre de saké.

<< Tu as du retard, me signala-t-il.
-Désolée, fis-je d'un grand sourire, sans me laisser démonter. >>

Mais il en aurait fallut de peu pour que ma main s'écrase en plein milieu de sa figure.

<< Je n'aime pas les retards, poursuivit-il d'une voix sévère et sarcastique. Surtout quand c'est pour rouler des patins à un mannequin assis sur un cheval pendant plus de... >>

Il fit mine de regarder sa montre.

<< Cinq minutes. >>

Je sentis l'agacement monter en moi, et je me maudis de pouvoir m'énerver si vite. Sans réfléchir, j'attrapais son verre de saké et lui renversais à la figure. L'alcool dégoulina sur son visage, et il ferma rapidement les yeux en grimaçant.

<< Oups...murmurais-je en me mordant les lèvres. Je...je... >>

Le rouge me monta au visage, et je lui tendis rapidement un torchon qui trainait. Il jura entre ses dents en s'essuyant avec le torchon, et je me dandinais d'un pied sur l'autre, confuse. C'était très, très mal partit. Je croisais les doigts pour qu'il ne me renvoie pas.

<< Si tu fais ça aux clients, je te vire, me prévint-il, une fois nettoyé. File à l'arrière et demande un tablier du Brodyaga. Dépêche-toi, il y a une foule de monstre. Et y a intérêt à ce que tu fasse ton boulot excellemment, et sans problème. Ok?
-Ok, minaudais-je. >>

Heureusement, il n'avait pas l'air particulièrement en rogne, en tout cas pas au point de laisser filer ma dernière chance.

<< Merci beaucoup! M'exclamais-je. Au fait, moi c'est Châan Arwah.
-Je m'en fiche, de ton nom, marmonna-t-il. Appelle-moi Patron, ça suffira. >>

Je levais les yeux au ciel en m'éloignant vers l'arrière.

Plusieurs personnes étaient affairées en cuisine, sur de charmants pancakes et divers mets alléchants. Je me demandais alors si j'avais bien fait de postuler pour ce boulot-là ; ... allais-je pouvoir résister à tant de nourriture?

Comme personne ne semblait me remarquer, je me permis de toussoter légèrement en me rapprochant. Une vieille femme aux longs cheveux argentés qui nettoyait une casserole me vit et haussa les sourcils.

<< Bon...commençais-je. >>

Mais elle me coupa en me braillant un ordre de sa voix chevrotante:

<< C'est toi la nouvelle recrue? Dépêche-toi de prendre la commande de la table dix-sept, et cesse de me regarder comme une truite égorgée! File, on a besoin de toi!
-Heu...marmonnais-je. Le "patron" m'a demandé de chercher un tablier du Brodyaga. >>

La vieille femme soupira et s'essuya les mains avec un torchon, avant de crier à la rouquine de la veille:

<< Marjory, occupe-toi de la gamine, s'il te plait! >>

La jeune fille me sourit d'un air compatissant et m'entraîna vers une espèce de cagibi fourre-tout.

<< On est dimanche, y a pas mal de monde, convint-elle. Tisonia a tendance à...ne pas être toujours très aimable.
-Je vois ça, maugréais-je. >>

Marjory plongea les mains dans un tiroir et en ressortit un tablier, de couleur ocre comme ceux des autres, avec brodé en grand "Brodyaga". Il était légèrement froissé.

<< ça suffira, pour l'instant, me dit-elle. Avant qu'on en fasse un à ton nom. D'ailleurs, tu t'appelles comment?
-Châan, me présentais-je. >>

Être serveuse-barmaid n'était pas de tout repos. Heureusement, je m'occupais principalement du bar, et n'avais pas à naviguer entre les tables. Pour l'instant, je m'en sortais plutôt bien.

J'étais en train de verser de la chantilly sur une coupe de fraise pour une cliente quand le patron - dont je ne savais toujours pas le nom - me lança:

<< Tu te débrouille pas mal, pour une gamine. Mais avec le sourire ce serait encore mieux! >>

Je le foudroyais du regard et tournais les talons.

<< Bonjour, lançais-je à un client de dos. >>

Il se retourna et je fus agréablement surprise de voir que c'était Ahàron, ses cheveux artistiquement ébouriffés, et son sourire ravageur et malicieux. Mon pouls s'accéléra et je n'eus d'yeux que pour ses lèvres.

<< Bonjour, Mademoiselle, me salua-t-il en se penchant gracieusement. >>

Je pouffais et lui demandais ce qu'il désirait.

<< Rien qu'un baiser, susurra-t-il. >>

Il se pencha par-dessus le comptoir et effleura mes lèvres d'un doux contact furtif. J'aurais aimé bien plus, mais j'étais en plein boulot. De toute façon, le patron eu tôt fait de rouspéter.

<< On ne déconcentre pas mes employées, siffla-t-il. Décolle-toi d'elle où je te fais dégager à coups de pieds bien placés. >>

Ahàron s'esclaffa.

<< Très bien, très bien. Tu as de charmants collègues, Lup Mic. >>

Il me sourit de son air moqueur puis se dirigea vers la sortie. Je soupirais en ramassant mes cheveux derrière moi -il faisait une chaleur pas possible.

Le reste de l'après-midi passa très vite, et je ne vis pas le temps passer. Puis la soirée défila, où je dus servir les tables de bons dîners alléchants, sans pouvoir manger. Enfin, une fois le Brodyaga nettoyé et vidé de ses derniers clients, j'attendis le verdict en scrutant le patron.

<< Tu es prise, fit-il nonchalamment. >>

J'attendis qu'il poursuive, mais il semblait n'avoir rien d'autre à me dire, et était pressé de terminer.
Finalement, Marjory arriva et me proposa de me raccompagner jusqu'à la maison de Kade, où je comptais rendre visite à Than.

<< A demain! Lança-t-elle au patron.
-A vendredi...marmonnais-je, d'un ton que je voulais détaché. >>

Nous sortîmes et marchâmes le long de la rue, discutant de tout et de rien.

<< Alors ça t'a plu? S'enquit-elle, tout sourire.
-Sacrément, oui, acquiesçais-je. Et puis j'avais vraiment besoin d'argent. Je suis contente d'avoir trouvé ce boulot.
-Moi j'y suis depuis un an, depuis que j'ai quitté l'académie. Je m'y plais beaucoup, et sans doute que je mourrais serveuse au Brodyaga. >>

Elle me lança un clin d'œil enjoué.

<< Et toi? Dit-elle. Tu as une idée de ce que tu voudrais devenir? >>

Je fronçais les sourcils.

<< Je ne suis pas bonne à grand-chose, soupirais-je en secouant la tête. Je pourrais devenir guerrière sans problème, mais...je ne sais pas si c'est vraiment ce que je désire. J'aime me battre, énormément, même. >>

Je désignais mon épée, pendouillant à ma ceinture.

<< Mais...poursuivis-je. Passer ma vie à ça...je ne sais pas. >>

Marjory opina.

<< En attendant tu vas bien t'amuser, au Brodyaga! On forme un peu une famille. Tu n'as pas du rencontrer tout le monde, non? Hormis Log' et Tisonia.
-Log'?
-Logan. Le patron, précisa-t-elle. >>

Je hochais la tête.

<< Il n'est pas un peu jeune, pour être patron? M'étonnais-je.
-C'est ce que tout le monde lui dit, sourit-elle. Je ne sais pas pourquoi il travaille à cet âge, il pourrait s'en passer sans problème. ça doit faire deux ans qu'il a quitté l'Académie, et il a décidé d'ouvrir le restaurant, alors qu'il pourrait avoir une place active dans la politique. Ses parents sont des vampyres sang-pur super riches devenus sénateurs où-je-ne-sais quoi. Ils sont supers connus, et ont une baraque de rêve. Log' n'a pas besoin d'argent, ça non. >>

Nous nous arrêtâmes devant la maison de Kade.

<< A vendredi, alors, fis-je. >>

Nous nous fîmes la bise puis nous quittâmes.
Je restais alors quelques temps avec Than, parlant et riant avec lui, puis je retournais à l'Académie.

J'ouvris la porte du Brodyaga, et guètai le visage de mon patron.

<< Logan? Appelais-je. >>

Un grondement m'apparut du fond de la salle bruyante, et je me dirigeais vers la réserve, d'où semblait provenir le son. Logan était perché sur un tabouret, un balais dans les mains.

<< Sale bestiole! Siffla-t-il d'un air morose, ne daignant me regarder.
-Hum, fis-je en m'éclaircissant la gorge. Il s'avère que je suis une louve, et non une bestiole. >>

Il regarda par-dessus son épaule, et me jaugea d'un air excédé.

<< Justement, la louve, s'enquit-il avec une petite lumière au fond des yeux. Si tu te métamorphosais, tu penses que tu parviendrais à chasser le rat qui bouffe toutes nos réserves?
-Je ne suis pas un chat, lâchais-je froidement.
-Mais je suis ton patron, fit-il d'un immense sourire - sadique. Alors, Châan Arwah, je t'ordonne de pourchasser cette souris.
-Mais ça va pas, merde! M'exclamais-je. Je ne suis pas venue pour ça.
-Alors pourquoi es-tu venu? Fit-il en haussant les sourcils.
-Je te parlerais quand tu descendras de ce tabouret! M'exclamais-je en croisant les bras. >>

Il sauta d'un coup et me regarda, les sourcils relevés.

<< Alors qu'y-a-t-il, petite subordonnée?
-Je pars en congé, grommelais-je. Quelques jours.
-C'est hors de question. >>

Je serrais les poings. Qu'est-ce qu'il m'énervait, ce fichu Logan! Il devait mon aîné d'à peine quatre ans, même pas, et il se prenait pour le haut chef suprême.

<< ça ne durera pas longtemps! M'écriais-je d'un ton dédaigneux. Et tu dois admettre que j'ai fais du bon boulot, ces-derniers temps!
-Gnagnagnagna! Grommela-t-il en souriant. >>

Bien sur. Il le faisait exprès. Rien que pour m'embêter.

<< Chasse cette souris, et on sera quittes, fit-il en me tendant la main. >>

Je la regardais avec un dégoût prononcé et ostentatoire.

<< Ok, mais compte pas pour moi pour...te serrer la main, crachais-je. Suceur de sang. >>

Il mima un baiser sarcastique, et je dus me retenir de ne pas lui envoyer mon poing. Je me retournai et retirai mon T-shirt, attendant qu'il s'en aille. Mais il semblait rester là. Tant pis, la nudité n'était pas une gêne chez les loups. Je me déshabillai rapidement et mutai, atterrissant en louve noire aux yeux vairons. Heureusement que nous étions cachés de la vue des clients!

Je fis un bond jusqu'au haut de l'étagère, et cherchai du regard l'animal. Je ne mis pas longtemps à renifler son odeur, et la vis cachée dans un sachet de cheetos. Quand elle me vit, elle eut une mimique effrayée, ce qui m'amusa un peu, et je la gobais de la mâchoire, resserrant mes crocs mais ne la tuant pas pour autant. Elle gigotait dans ma bouche, et je sautais jusqu'en bas, rejoignant Logan. Il me regardait d'un air dégoûté - mais c'était fait exprès, bien sur. Ce gars-là et moi passions notre vie à nous engueuler. Je tendis la bouche vers lui, et il attrapa la souris par la queue en souriant.
Alors je plongeai vers ses pieds et mordillai sa cheville, enfonçant mes canines un tout petit peu, laissant seulement goutter du sang.

Il poussa un juron et m'envoya son pied dans les cotes. Si j'avais été sous forme humaine, je n'aurais pu m'empêcher de hurler de rire.
Rapidement, je mutai et me retrouvai sur deux-pattes.

<< On dit quoi? Fis-je en croisant les bras. >>

Logan haussa les sourcils en me voyant ainsi dévêtue.

<< Les loups sont de vrais exhibitionnistes, lâcha-t-il. >>

Je lui adressai un sourire moqueur.

<< Oooh...Tu es choqué?
-Tu es loin d'être la première femme nue que je vois, ricana-t-il.
-ça, je n'en doute pas.
-Mais tu es la première gamine à peine pubère qui s'exhibe ainsi devant moi! >>

Je lui fis un doigt bien prononcé et lui tournai le dos en attrapant mes vêtements sur le sol. Néanmoins, je sentis ses yeux se poser sur la courbe de mon dos, et je souris intérieurement. Rapidement, je me rhabillais.

<< Bon, alors je pars en congé! M'exclamais-je. Vive les vacances! Ne plus te voir! Yeaah, c'est le pied, ça!
-Taches de rapidement revenir, grimaça-t-il.
-Mais oui, je sais que je vais te manquer et que tu penseras sans arrêt à moi, lui souris-je ironiquement.
-C'est ça...Tu vas où?
-Aux Terres Brunes.
-Tu me ramène une bouteille d'alcool de cactus? S'exclama-t-il.
-Crève, lâchais-je en mimant un baiser volant. >>

Je sortis de la pièce en riant, et sus que mon voyage allait enfin commencer.